Un article de Libération, très instructif sur les possibilités du numérique pour favoriser les solidarités. On y apprend que 13 millions de Français sont aujourd’hui exclus de l’accès au numérique pour différentes raisons dont, entre autres, pour n’avoir pas accès à une connexion.
Désenclaver les isolés, faire circuler l’information, donner accès aux droits… Le numérique est un puissant levier pour activer les solidarités. A condition d’humaniser les dispositifs…
par Benjamin Leclercq, pour Libération le 27 janvier 2021 à 17h06
Il fut, en 2020, une bouée de sauvetage. A l’heure où le pays tout entier fermait boutique, en mars puis en octobre, les citoyens, claquemurés par surprise, isolés comme jamais, s’en sont remis à lui. Agglutinés derrière leurs écrans, pour continuer à travailler, à étudier, pour requérir une aide financière, un soutien psy, activer des droits, accéder aux services publics ou encore ébrécher la quarantaine sociale et les affres de la solitude inopinée. Et si le numérique était notre nouveau filet de sécurité ?
«L’année passée a montré le visage d’un autre numérique, créateur de communautés et activateur de lien social», confirment Emma Ghariani et Caroline Span, codirectrices de la MedNum, la coopérative nationale des acteurs de la médiation numérique, qui œuvre pour un numérique inclusif et créateur. «Ce numérique-là, du quotidien et de proximité, a favorisé les solidarités.»
«Fil d’Ariane»
Les exemples ne manquent pas, et les initiatives fourmillent. Aux manettes, une pluralité d’acteurs. Il y a, en premier lieu, les citoyens eux-mêmes, tissant de nouveaux réseaux d’entraide informels, via les réseaux sociaux notamment. Il y a aussi, bien sûr, le monde associatif qui, pour garder le lien avec les usagers, connecter les bénévoles ou maintenir son financement, rivalise d’applis, de plateformes de crowdfunding ou de réseaux sociaux communautaires. Les acteurs de l’économie sociale et solidaire ne sont pas en reste, reliant consommateurs et petits producteurs fragilisés à coups de places de marché dématérialisées. «Le numérique permet d’amplifier la logique de services», note Jérôme Saddier, président du Crédit coopératif, banque référente de l’économie sociale et solidaire. «Ce canal nous a ainsi permis, depuis le début de la crise sanitaire, d’activer et de massifier une solidarité financière d’urgence, en distribuant en ligne des prêts garantis rapides et nombreux», illustre-t-il.
Il y a, enfin, les pouvoirs publics. Et en particulier les départements, «chefs de file» – la République le dit (loi Maptam de 2014, loi Notre de 2015…) – de la promotion des solidarités et de la cohésion territoriale. De fait, ces derniers ont saisi la balle au bond, renforçant lors de la crise sanitaire les dispositifs existants ou en créant de nouveaux.
Le numérique leur a permis, d’abord, d’atteindre des catégories de population vulnérables et souvent éloignées des services publics. Exemple : la jeunesse, qui paie, souvent dans l’ombre, un lourd tribut économique, social et psychologique à la crise généralisée. «Les politiques publiques peinent à être entendues par les jeunes, témoigne Arnaud Simion, vice-président du conseil départemental de Haute-Garonne, en charge de la jeunesse. Seuls 11 % des jeunes sollicitent les bons solidaires prévus pour eux par le département. Dès lors, l’outil numérique est pour nous clé, car il leur redonne la parole et rétablit un lien.» Un lien que le département a matérialisé avec GO31, une application lancée en 2020 à destination des 11-29 ans (un quart de la population du département). Recherche de logement, d’emploi, de stage, demande de bourse, info culturelle, sportive ou sociale de proximité, tchat et numéros utiles… Elle est «un fil d’Ariane dans le labyrinthe de l’accès aux droits et aux services publics», poursuit Arnaud Simion. GO31 a d’ailleurs été élaborée avec un groupe de jeunes pour mieux coller à leurs besoins.
Le numérique facilite aussi l’entraide communautaire, en connectant des usagers qui sont concernés par les mêmes problématiques. En Gironde est ainsi né Mobalib, le premier réseau social du handicap. Fruit d’un partenariat entre associations et département, il vise à créer une communauté et des outils numériques pour faciliter la vie quotidienne des personnes en situation de handicap.
La solidarité économique a, elle aussi, surfé sur la vague. Concrétisation parmi d’autres : la mise en lien des producteurs et consommateurs locaux dans une logique de circuit court et de soutien à l’agriculture paysanne. Exemple avec la Dordogne et la création, pendant le confinement, d’un «drive fermier numérique», bâti avec la chambre d’agriculture. Même démarche dans le Lot-et-Garonne, avec Du47dansnosassiettes.fr, plateforme connectant habitants et acteurs locaux aux producteurs du territoire.
«Solutionnisme»
Reste un écueil majeur sur cette trajectoire vertueuse, comme un paradoxe : le numérique, accélérateur de solidarités, est aussi un redoutable producteur d’exclusion. «Près de 13 millions de Français en sont aujourd’hui exclus, soit parce qu’ils ne sont pas équipés, soit parce qu’ils vivent dans une zone blanche ou grise, soit parce qu’ils peinent dans l’usage», rappelle la MedNum. Fracture numérique et «illectronisme» n’épargnent personne. «On a longtemps considéré qu’il s’agissait d’un problème de seniors, or on voit bien que tout le monde est concerné, de l’ado qui ne sait pas trouver une info importante sur Internet au patron de PME qui n’a pas d’adresse mail.»
Dès lors, le «levier numérique» court le risque du flop. «Les pouvoirs publics cèdent un peu trop souvent au solutionnisme technologique, sur le mode « Un problème ? Un outil numérique ! » Le tout au doigt mouillé, sans analyser les besoins exacts des publics cibles. Or objectiver la fragilité numérique est un préalable», avertit Caroline Span, de la MedNum. Le piège ? «Développer une app est dans l’air du temps et coûte souvent moins cher que mobiliser du personnel supplémentaire.» «Le numérique n’est pas une solution miracle, tempère aussi Jérôme Saddier, du Crédit coopératif. Prenez par exemple la culture ou l’éducation populaire, le numérique ne leur a été d’aucun secours face à la crise. Il ne remplacera jamais la véritable interaction humaine.»
Une solidarité 100 % numérique, désincarnée et technologisée, serait un recul, notent à l’unisson les acteurs du secteur. «70 % des Français préfèrent encore le téléphone à Internet quand ils ont un problème complexe», rappelle la MedNum, qui pointe l’échec des bots informatiques, ces intelligences artificielles d’aide en ligne souvent dédaignées par les internautes.
Passage obligé, donc : résorber la fracture, et humaniser les dispositifs. Premier outil, la médiation numérique. «Elle est à la croisée du care [concept fondé sur l’attention à l’autre et aux plus vulnérables, ndlr] et de la tech, décrypte Emma Ghariani (MedNum). Le premier niveau d’accompagnement consiste à lever les blocages et donner confiance.» En 2020, la coopérative du numérique a ainsi créé «Solidarité numérique», centre de ressources et d’appels, et mobilisé quelque 2 000 médiateurs numériques bénévoles pour accompagner les citoyens ballottés par la soudaine vague de dématérialisation. Pour naviguer sur le site de Pôle emploi, demander son RSA en ligne, se connecter à sa banque ou communiquer avec ses proches, 20 000 personnes ont bénéficié du service. Autre dispositif en développement, les maraudes numériques. En milieu rural ou auprès des urbains précarisés, elles permettent de rendre l’outil maniable à ceux qui en sont le plus éloignés.